Petit retour en arrière. Le 26 août 1995, quelques semaines après la Coupe du monde de rugby en Afrique du Sud, l’hôtel Ambassador de Paris est le théâtre d’une révolution. Réputé conservateur, le rugby entame sa révolution en passant au professionnalisme.
Le 26 août 1995 les membres de l’International Rugby Board (IRB), représentant les huit nations historiques du rugby né au XIXe siècle, sont réunis : Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du sud, Angleterre, France, Ecosse, pays de Galles et Irlande. On ne parle pas de professionnalisme. Les acteurs préfèrent décréter le rugby open, comme au tennis. Question de sémantique. Mais l’amateurisme qui était la règle va disparaître. Le mouvement est irréversible, notamment depuis la signature d’un contrat par les Néo-Zélandais et les Australiens avec les magnats des médias Kerry Packer et Rupert Murdoch, pour organiser une compétition professionnelle. Soit les fédérations suivent et accompagnent le mouvement, soit le rugby professionnel va leur échapper. A l’époque, Gallois et Ecossais ont des réticences et les Irlandais s’opposent à toute réforme… avant de se laisser convaincre après une journée de négociations.
Sur le fond et la forme, tout va changer dans le rugby. Le gabarit des joueurs explose, le temps de jeu effectif aussi sous l’effet d’une évolution du règlement. Économiquement, le rugby prend un essor que peu pouvaient anticiper. Pour rendre le jeu plus attractif, les règles évoluent. Exemple : l’autorisation du lifting en touche soit la possibilité pour le sauteur d’être porté par un coéquipier. La touche est devenue une phase de jeu particulièrement travaillée à l’entraînement. Celui-ci est devenu quotidien et la musculation a pris une place prépondérante, faisant exploser le gabarit moyen de joueurs plus robustes et se déplaçant plus vite, plus longtemps. En 20 ans, un trois-quarts du XV de France a pris en moyenne 13 kg de muscles ! A la fin des années 1990, le Néo-Zélandais Jonah Lomu devient un phénomène avec son gabarit quasi-inconnu alors dans l’hémisphère nord. Le physique est devenu une obsession à tous les postes. Le tout physique fait naître la suspicion. Le spectre du dopage est brandi par d’anciens joueurs, comme Laurent Benezech, pilier du XV de France en 1995. Mais le rugby ne connaît pas de scandale lié à une pratique dopante comme le cyclisme ou l’athlétisme.
Le rugby devient plus spectaculaire… mais aussi plus stéréotypé. C’est une autre conséquence du professionnalisme : l’utilisation systématique de la vidéo. Comme dans le football, il n’y a plus de surprise dans le jeu adverse. Tout le monde se connaît.
Les à-côtés du rugby ont aussi profondément évolué. Au point que ses fondamentaux, la double carrière, les études et la troisième mi-temps, sont bouleversés. Avec l’arrivée de l’argent, de nouvelles contraintes sont apparues comme la concurrence. Plus personne n’utilise le cliché des gentlemen pratiquant un sport de voyou. L’esprit collectif demeure parce que c’est l’essence même du rugby, mais hors du terrain chaque joueur doit désormais mener sa barque seul. Ou plutôt sa carrière. Qui dit professionnalisme dit changements de clubs, négociations de contrats et parfois aussi… chômage. On a essayé de mettre en place des précautions pour que le rugby ne prenne pas les mauvais côtés des sports professionnels, mais on y arrive tout droit, regrette Emile Ntamack, ancien international du Stade Toulousain et actuel entraîneur des trois quarts de l’Union Bordeaux-Bègles. Le mot «chômage» n’existait pas dans le rugby. Il est là aujourd’hui, relève-t-il.
Le salaire moyen a été multiplié par 11
Cette évolution est à la fois mathématique et culturelle. Le nombre de clubs dans l’élite s’est réduit. Qui se rappelle qu’en 1995 l’élite du rugby français était composée de 35 clubs ? Dans les 14 formations qui composent aujourd’hui le Top 14, le championnat le plus relevé au monde (la Ligue nationale de rugby gère un budget de 136 millions d’euros), les clubs vont rechercher des compétences hors des frontières. Pour les joueurs français les places à prendre sont devenues plus rares. Tout aussi frappant, la sociologie des joueurs connaît une évolution majeure. Faire des études et pratiquer du rugby à haut niveau est devenu une exception. De deux entraînements par semaine, les joueurs sont passés à un voire deux et parfois même trois par jour.
Les montants des salaires et droits TV ne sont pas comparables avec le football, mais le rugby connaît aussi une inflation sur ces deux points. En 1998, 700 joueurs composaient le championnat de France. Ils touchaient en moyenne à peine plus que le Smic de l’époque, soit 6.000 francs (environ 1.100 euros). En 2014-2015, le salaire moyen atteint 12.000 euros nets par mois dans le Top 14. En 20 ans, le rugby a pris une tout autre dimension financière. Les clubs ont su se rendre attractifs, en développant les partenariats, en s’appuyant sur des réseaux d’entreprises. Surtout, ils ont été bien accompagnés par un diffuseur, Canal+. En 1998-1999, la chaîne cryptée déboursait environ 12 millions d’euros pour une saison de Top 14. Désormais, la facture a grimpé à 74 millions ! Les joueurs en profitent. En 1995, un international français ayant participé à la Coupe du monde en Afrique du Sud avait perçu en moyenne 250.000 francs (soit un équivalent de 50.000 euros actuels) de la Fédération. Deux décennies plus tard, les partenaires de Thierry Dusautoir pourront espérer quatre à cinq fois plus, selon leur parcours. Une barrière n’a pas encore éclaté : celle des indemnités de transferts. Si elles sont la règle dans le ballon rond, les transactions de ce type restent marginales dans le rugby. Pour combien de temps encore ?