Gino Bartali, « il Vecchio ». Fausto Coppi, « il Airone ». Rarement deux coureurs ont autant partagé le coeur des tifosi. Bartali et Coppi, ce sont deux visions de l’Italie qui se font face. Le Toscan face au Piémontais. Deux champions diamétralement opposés sur et en dehors du vélo.
Dans sa nouvelle « Coppi et Bartali, les deux visages de l’Italie », Curzio Malaparte a parfaitement cerné la teneur de la rivalité entre les deux cyclistes transalpins. Elle est sportive, mais également ontologique. Tout sépare les deux hommes. Bartali est Toscan, fils de paysan, fervent catholique depuis le décès de son frère Giulio. Coppi est piémontais, fils d’ouvrier et briseur des dogmes ancestraux, notamment en ce qui concerne ses relations avec les femmes. Cette dualité est le propre des grandes rivalités, celles qui restent dans l’Histoire :
« Ce qui m’a toujours intrigué dans la vie des champions de la bicyclette, c’est leur précoce sentiment de prédestination. Dès leur âge le plus tendre, ils savent qu’ils seront, un jour, des champions. Ils ont des rêves, des apparitions. Chacun d’entre eux, à l’âge de six, de huit ans, sait déjà qu’il aura un rival, un frère ennemi. Chaque Oreste, avant même d’enfourcher sa première bicyclette, sait déjà qu’il aura son Pylad. Chaque Girardengo sait qu’il aura son Ganna, chaque Binda son Guerra, chaque Bartali son Coppi ».
Gino Bartali représente l’Ancien Monde, celui d’avant la Seconde Guerre mondiale. Fausto Coppi, celui de la modernité. Cet affrontement dans le sport favori des Italiens (à égalité avec le football) a fait l’objet de récits épiques parus dans la presse. En Italie, on est soit pour Gino le Pieu, soit pour Fausto le Héron (il Airone), de la même manière qu’en France, on est soit pour Anquetil, soit pour Poulidor. Malgré cette dichotomie de comportements, les deux adversaires se respectaient, même si cela n’empêchait pas quelques tirades bien senties. Tandis que Malaparte réifie la bicyclette de Bartali, la comparant à une femme toscane (les plus belles évidemment), « il Vecchio » a la réplique grinçante :
– elle a de l’esprit, mais pas toujours. Moi, je la préfère quand elle n’est pas trop intelligente, quand elle ne prétend pas me donner de conseils. Je l’aime mieux quand elle se laisse faire, quand elle ne veut pas, comme toutes les jolies femmes, en faire à sa tête, et me prendre la main. Je l’aimerais davantage si elle était un peu plus stupide, voilà tout.
– pourquoi voudrais-tu que ta bicyclette fût un peu plus stupide? Regarde celle de Coppi. Elle est très intelligence. Et ça se voit.
– oui, ça se voit qu’elle est très très intelligente, comme tu dis. Si elle n’était pas très intelligente, il y a longtemps que Fausto se serait remis à faire le charcutier.
Quand il pédalait, Gino Bartali semblait connecté avec Dieu et ses saints. Fausto Coppi lui, ressemblait d’avantage à une machine, un moteur particulièrement bien huilé qui intriguait le Toscan, qui n’a eu de cesse de le scruter dans le peloton. Il faut dire que les deux hommes se connaissent bien. Coppi a été le gregario de Bartali sur le Giro 1940… jusqu’à ce que les rôles s’inversent en raison de la méforme du vainqueur du Tour 1938. « Je l’étudiais, le regardais, le scrutais, le passais au crible, longtemps, sans me lasser, avec la volonté forcenée de trouver quelque chose, a un jour expliqué le Toscan. Tandis que nous roulions dans le peloton, mes yeux, irrésistiblement attirés par ses mollets, ne pouvaient s’en détacher, guettant le moindre indice de ce qui pouvait révéler une faiblesse. Et puis, un jour, ma ténacité reçut sa récompense. Dans le creux de son genou droit, une veine se gonflait et apparaissait sur cinq à six centimètres dès que le prenait la toxémie musculaire à laquelle est soumis tout coureur pendant l’effort. À ce moment, Fausto devenait vulnérable et sa plastique s’altérait ».
Le Toscan a alors imposé à son coéquipier Giovanni Corrieri de se mettre constamment dans la roue de Coppi. Quand le gregario voyait une meurtrissure au genou droit, il hurlait « La veine, la veine ! », nom de code pour annoncer à Bartali qu’il pouvait attaquer !
Dans l’Italie post-fasciste, celle de la reconstruction du pays, cette rivalité oppose deux manières d’envisager le futur. Le Nord, ouvrier et industrialisé, se reconnaît davantage en Coppi le Piémontais, cartésien qui entretient une relation extra-conjugale avec la mythique Dame blanche. Face à cette vision libérale, le Sud se reconnaît dans la figure de Bartali le Toscan. Malaparte considère que Coppi ne croit qu’en son corps alors que Bartali paraît habité par une puissance supérieure : « Coppi ne redoute pas l’enfer : il redoute la deuxième place à l’arrivée. Il sait que, peut-être, Bartali arrivera le premier au paradis. Qu’importe ? Fausto Coppi veut arriver le premier sur Terre ».
Si Bartali pouvait compter sur l’aide de Dieu et des saints, Coppi ne pouvait compter que sur lui… et sur l’aide de quelques produits, plus ou moins tolérés par les règlements. L’Airone lui-même avait reconnu avoir recours à « La Bomba », des amphétamines. Il fut même considéré comme le tout premier cycliste à régulièrement utiliser des amphet pour améliorer ses capacités, déjà clairement au-dessus de la moyenne. Intrigué par les préparations de son rival, Bartali a enquêté pour connaître ces secrets, sans jamais franchir la ligne jaune.
Une fois la carrière du « Vecchio » achevée, il a tendu la main au Héron. Devenu directeur sportif, Bartali voulait que Coppi devienne le capitaine de route de son équipe San Pelligrino. Ce souhait ne put se réaliser : en 1960, Coppi meurt de la malaria, contractée sur le Tour de Haute-Volta. Son coéquipier Raphaël Géminiani s’en sort miraculeusement. Preuve que l’analyse de Curzio Malaparte était juste : « J’incline à croire que Bartali et Coppi sont, à un suprême degré, désintéressés : leur rivalité est complètement gratuite, dans le sens qu’elle n’est pas personnelle, qu’elle relève de la rivalité de leurs deux générations, qu’elle est par conséquent placée sous le signe de la fatalité. Il y a toujours, dans l’antagonisme de deux générations, un noble désintéressement. La fatalité est toujours désintéressée ».
Seuls Constante Girardengo, Alfredo Binda, Gino Bartali et Fausto Coppi ont acquis le surnom de « Campionissimo ». Depuis, plus aucun cycliste italien ne l’a porté: ni Gastone Nencini, ni Felice Gimondi, ni Francesco Moser, ni Marco Pantani. La raison est que la rivalité entre le Toscan et le Piémontais a profondément marqué l’Italie et l’âge d’or de son cyclisme. Une époque mythique qui a largement dépassée le cadre du sport.
François Miguel Boudet
@fmboudet
Outsider